Ce sont des interrogations que je viens exprimer aujourd’hui à travers un témoignage tout personnel et subjectif.
Tout d’abord, je tiens à préciser d’où je parle, depuis quel « Monde d’évidences » pour reprendre une formule qui me paraît très juste de l’écrivain Boubacar Boris Diop.
Née en 1961, j’avais dix ans quand les femmes suisses ont enfin obtenu le droit de vote. Ni ma mère, ni la plupart de ses amies, ni aucune des femmes de ma famille ne travaillaient depuis qu’elles avaient eu des enfants ou depuis qu’elles étaient mariées. Ma mère était une des seules à avoir la signature sur le compte bancaire familial ; elle n’avait pas à demander l’argent de la semaine à son mari, ni surtout à négocier les dépenses sortant de l’ordinaire.
Les femmes de cette génération, dont beaucoup sont encore en vie, ont été les dernières à n’avoir pas été les égales des hommes en droit. Je dis bien en droit.
Les Simone de Beauvoir, Christiane Rochefort, Marguerite Yourcenar, dont je n’aurais même pas songé me revendiquer dans ma jeunesse, ont permis que je puisse mener, une génération plus tard, sans avoir eu à me battre ni à me justifier, ni n’avoir jamais choqué ou même désespéré qui que ce soit, exactement la vie que j’ai souhaitée : vivre seule, ne pas procréer, choisir mon métier, écrire et être encouragée à le faire, partir m’installer à l’étranger…
Nous nous foutions de la question du genre, l’idée n’était pas de nous compter, mais de nous fondre dans un universel. Je vois bien combien il y avait dans ce désir d’égalité un désir surtout d’être considérée comme les hommes et donc de leur reconnaître une supériorité.
Je reste néanmoins farouchement attachée à cette idée d’indifférenciation des genres.
Un jour que je demandais à une collègue originaire de Guadeloupe si elle était souvent confrontée au racisme, elle m’avait fait cette réponse lumineuse : « Non, parce que je ne me présente jamais en tant que Noire ». Alors disons que je ne me présente jamais en tant que femme.
Je suis là parmi vous pourtant, et j’en suis heureuse. Vous m’obligez à sortir de mon monde d’évidence. Considérer les choses d’ailleurs permet toujours d’en voir de nouvelles, c’est précieux.
Quand Camille m’a parlé de l’objet de ce symposium, la sous-représentation des femmes dans le monde de l’édition, je me suis d’abord demandée si c’était vraiment le cas.
Dans le monde littéraire suisse roman où j’ai pris racine, ça ne l’est pas. Les deux seules maisons d’édition qui ont vraiment réussi à rayonner au-delà de leur coin de Suisse grâce à des livres de grande qualité sont les éditions Zoé, créées par Marlyse Piétri et dirigées par la remarquable Caroline Couteau, et, en livres jeunesse, Les éditions La joie de Lire, fondées et dirigées par Francine Bouchet.
En Suisse romande, les critiques littéraires qui font et défont les carrières ont pour nom Isabelle Rüf (près de 50 ans qu’elle règne sur les lettres romandes à travers la presse, la radio, sa présence dans des jurys littéraires et des commissions d’attribution des bourses), Isabelle Falconnier, Éléonore Soulser, Lisbeth Koutchoumow ….
En France, c’est autre chose. La littérature française, qui s’écrit elle-même avec un grand L et un grand F, se conjugue encore au masculin. Les éditions Gallimard en sont le temple. Leur comité de lecture est quasiment exclusivement masculin depuis des lustres. Il y siège encore quelques dinosaures comme Philippe Sollers, entré dans la maison du temps de Mauriac. Les nouvelles jeunes éditrices y sont minoritaires et ont du mal à y avoir une voix qui compte. Plus pour longtemps je pense au train où vont les choses.
Le prix Goncourt, le plus prestigieux en France, compte 3 femmes pour 10 hommes dans son jury. Il a couronné 2 femmes au cours de ces 10 dernières années.
Prix Renaudot, dont le comité compte 3 femmes sur 9 membres, a récompensé 6 femmes ces 10 dernières années
Prix Femina, jury exclusivement féminin, n’a primé que 3 femmes ces 10 dernières années.
Auraient-elles dû en primer davantage ? Pas nécessairement. J’espère qu’elles ont voté en conscience pour les livres les meilleurs à leur goût. Leurs canons littéraires sont-ils restés très masculins ? Oui, très probablement. Nous avons des siècles de littérature masculine derrière nous, nous y avons infusé. Mais en écrivant cela, je me demande ce que c’est au juste qu’une littérature masculine. Dans mon Panthéon personnel figure Pascal Quignard. En quoi ses livres sont-ils plus masculins que ceux d’une Marguerite Yourcenar que j’ai admiré tout autant ?
Faudrait-il imposer une parité ?
A vrai dire, cela se fait déjà, et je ne suis pas sûre que ce soit pour le meilleur.
« Il nous faut une femme ». Combien de fois ai-je entendu et même prononcé moi-même cette phrase. Notamment quand j’étais membre du Jury du Prix des 5 continents. Certaines années, il nous « fallait » aussi un Africain, ou un Québécois. Il nous « fallait » un livre publié ailleurs qu’en France, ou un auteur habitant sur le continent africain. A peine étions-nous tombés d’accord sur la liste de livres primables, qu’arrivait la question des quotas, bien souvent au détriment de la littérature.
J’ai reçu le Prix suisse de littérature l’année où il leur « fallait » absolument une femme. L’aurais-je reçu de toute façon ? Je veux le croire, mais c’est une vraie question. Et il s’est sans doute trouvé un auteur déçu pour dire ou penser qu’il n’avait eu aucune chance étant un homme.
Les livres se publient par milliers chaque année.
J’en avais été frappée la première fois où je suis entrée aux éditions Mercure de France. Il y a un mur de manuscrits dans l’entrée : les manuscrits en attente d’être renvoyés à leurs expéditeurs. Avoir un livre refusé, par les éditeurs, par la critique, par les lecteurs, par les jurys des prix, c’est dur, c’est une humiliation.
Alors on se cherche des excuses, ou des consolations.
Je me souviens d’une jeune auteure française d’origine africaine qui était venue nous voir au Salon du livre africain de Genève. Elle avait publié un livre à compte d’auteur. Les maisons d’éditions ne retiennent que les auteurs nés en Afrique m’expliquait-elle, nous, les auteurs de la diaspora, nous ne les intéressons pas.
J’ai repensé à ma réaction intérieure sur le moment : le livre n’est peut-être pas bon, en entendant récemment la journaliste Gladys Marivat se réjouir de voir figurer beaucoup d’auteurs de la diaspora dans le catalogue des éditions du Seuil cette année. Est-ce parce qu’il leur « fallait » désormais des auteurs de la diaspora ? Je préfère croire qu’une génération se fait jour, encouragée par des gens comme Yancouba Diémé, auteur d’un formidable premier roman chez Flammarion : Boy Diola.
Une dernière anecdote.
J’avais été invitée au salon du livre de Limoges. Les hôtels étaient attribués en fonction de la notoriété des auteurs. Nous étions deux, au petit-déjeuner, dans la salle à manger vieillotte de l’Hôtel de l’Horloge. « Il y a une aristocratie dans l’édition, m’expliquait ma voisine de table pour justifier son classement dans un deux étoiles. Si tu n’as pas fait Khâgne ou Normal Sup… »
Plus tard, quand ses livres ont commencé à avoir du succès auprès des critiques et des lecteurs, cette auteure, devenue une amie, faisait le constat qu’elle était chez un trop petit éditeur pour pouvoir décrocher un grand prix littéraire. L’année où elle a été finaliste malheureuse du prix Femina, elle m’avait envoyé ce texto terrible : C’est Sabine Wespieser qui l’a eu. Or Sabine Wespieser, c’est l’éditrice. Le prix était revenu à Yannick Lahens, une femme, une Haïtienne. Quel affront mon amie lui faisait-elle en cherchant à digérer son amertume !
Aujourd’hui, mon amie a décroché SON grand prix littéraire. Que doit-elle en conclure ? Peut-elle s’en attribuer le mérite ?
Lors de mes difficiles débuts professionnels au magazine l’Hebdo, je rendais des papiers truffés de fautes. Un jour, Lorette Cohen, la responsable culture, me l’a vertement reproché : je sais que tu es dyslexique, mais arrête de te considérer comme une handicapée et rends-moi des papiers sans faute.
C’est sans doute la phrase la plus utile qu’on m’ait jamais dite. Avec cette autre, de Jean-Luc Badoux, décédé récemment, lui qui a été mon mentor et mon confident littéraire depuis mon premier roman aux éditions de l’Aire. Quand mon troisième texte y a été refusé, il m’a dit : il faut que ça te rende méchante. Entendez par là, il faut que ça te donne la niaque !
Et ce sera ma conclusion. N’oublions pas les vertus de l’adversité. Jamais je n’aurais écrit ce que j’écris, ni fait le quart de ce que j’ai fait si les portes m’avaient été grandes ouvertes. Nous avons tous des appartenances multiples. Je suis une femme, mais je suis aussi une autodidacte, et je suis suisse. A mes débuts en France, c’est contre la condescende envers les Suisses, mais aussi contre mes propres complexes de non universitaire que j’ai eu le plus souvent buté.
J’ai aujourd’hui encore, même lorsqu’il s’agit de me présenter devant vous aujourd’hui, un sentiment d’illégitimité. Mais je ne voudrais le perdre pour rien au monde car je perdrais alors un incroyable moteur.